Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Martyrs

Films et scandales 2/7 - 2008 [Critique rédigée par Stebbins]


Un gros plan sur un visage qui voit


Martyrs, le second long-métrage d'un cinéaste de grand talent, fut l'événement tant controversé du Festival de Cannes 2008. D'une rare violence, furieusement radical dans sa représentation de la souffrance, Martyrs est également une expérience de cinéma unique, un film qui, au-delà de sa décharge cathartique, invite le spectateur à la réflexion comme nul autre film du genre. Voilà en tout cas un film d'horreur qui se démarque totalement des autres. Après un premier essai intéressant mais fort peu abouti (l'ambitieux Saint-Ange), Pascal Laugier parvient à réaliser un film jusqu'au-boutiste, une œuvre enrichissante sur le plan métaphysique ainsi qu'inoubliable sur le plan esthétique. Et, surtout, Martyrs est un film de genre dépassant le genre, film de la transcendance, fable interactive salutaire pour qui aura, et aura eu, la chance d'y pénétrer. Je ne reviendrais pas sur le vécu médiatique de Martyrs puisque les commentaires à ce sujet ne manquent pas. Je tenterai plutôt d'exprimer quelques idées inhérentes au film par une étude plus ou moins linéaire, sans pour autant laisser de côté l'analyse et la digression.

Martyrs s'ouvre sur une victime en train de s'enfuir, Lucie. D'emblée, le style du film saute aux yeux : montage nerveux, caméra en alerte, photographie sombre et réaliste. Le travelling arrière suivant la course de Lucie renvoie directement au sens étymologique du mot martyr (témoin), le spectateur court avec Lucie, participe à son échappée, souffre à la vue de son corps meurtri. L'idée de témoignage se retrouve dès la séquence suivante : un reportage nous apprend la torture que Lucie a endurée pendant des mois dans la cave d'une maison bourgeoise. Par la suite, nous découvrons le deuxième personnage majeur du film, Anna, meilleure amie de Lucie et témoin (in)direct de ses sévices.

À l'idée du témoignage vient s'ajouter celle du traumatisme : Anna rapporte le ressenti de son amie en répétant qu'elle a eu peur. Ainsi, la répétition de la réplique "Elle a peur" suggère l'idée d'un traumatisme indélébile (ou du moins obsessionnel) de la part de Lucie. Il n'est certainement pas anodin que les paroles soient dites par Anna, personnage dont on suivra le chemin de croix dans la dernière demi-heure. Le film se poursuit par la présentation d'une famille bourgeoise filmée sous le signe de la parodie. Course-poursuite entre un frère et sa sœur évoquant un nanar horrifique, lumière diurne rappelant l'esthétique d'un mauvais téléfilm, jeux d'acteurs approximatifs ; on pense éventuellement à une publicité à la vue des bols de chocolat et à l'entente des dialogues simplistes. Cette séquence, résonance lointaine du Sitcom de François Ozon (le rat, récupéré par la mère de famille dans la tuyauterie, le suggère) permet à Laugier de dépeindre une certaine violence des rapports politiques : humiliation du frère, esprit de compétition de la sœur, autorité dans la gestuelle du père...

Nous sommes là devant le spectacle de la répression sociale, répression blâmée par le réalisateur (et bien davantage que celle, présente, dans le cinéma d'horreur). Puis, soudain, première scène de violence extrême ; Lucie arrive chez ses bourreaux et tue chacun des personnages. 15 ans se sont écoulés entre sa fuite et aujourd’hui. Laugier, en l'espace de quelques plans, rend hommage à son maître Dario Argento (la vision d'un vol d'oiseau renvoie au cauchemar de Jennifer dans Phenomena). Ce plan permet également de raccorder nos deux héroïnes, victimes du même calvaire : l'une l'a vécu, l'autre va le vivre.

Martyrs

Du film d'horreur au film d'auteur


Martyrs nous entraîne, par la suite, dans un huis clos réunissant tous les archétypes du film d'horreur : créature repoussante suggérant la folie traumatique de Lucie, couloirs labyrinthiques aux murs tachés de sang, séquence orageuse formée de poignards diluviens... Après la mort de Lucie, Anna choisit d'aider la deuxième femme torturée en lui arrachant la carapace métallique recouvrant ses yeux. Dans cette scène très dure, le spectateur est une nouvelle fois témoin des événements : si Anna voit bel et bien l'acte qu'elle entreprend et que la femme ne voit rien, lui peut choisir de regarder ou non. Son statut s'avère être un compromis idéal entre celui des deux personnages. Potentiellement témoin, potentiellement martyr.

La deuxième partie du film laisse place à l'élévation spirituelle, dimension jusqu'alors absente du long-métrage. Anna fait la connaissance d'un troisième personnage important : Mademoiselle (dont on devine, par son appellation, la vie sexuelle inexistante, et s'il se trouve une chose totalement étrangère à Martyrs, c'est sans nul doute la sexualité). Selon cette vieille femme au regard obstrué par ses lunettes noires, le concept de martyr est intimement lié à la notion de résignation : un martyr est quelqu'un qui accepte de souffrir. "Regardez ses yeux", répète Mademoiselle avec obsession, montrant des images de martyrs à l'héroïne (l'idée de traumatisme est toujours présente, non seulement du côté d'Anna, mais aussi du côté des bourreaux). Martyrs pourrait d'ailleurs se résumer par une expression somme toute assez primaire, mais relativement parlante : celle "d'un gros plan sur un visage qui voit". Voir la souffrance, en être témoin ; accepter l'expérience et souffrir avec, devenir martyr à son tour.

Les vingt dernières minutes s’annoncent. Mise en scène chirurgicale, méthodique, répétitive (nettoyage, maltraitance, alimentation). On pense à Salò dans cette évocation du fascisme qui se fait sentir ; le martyr est un être d'exception, rasé, asexué et se limitant aux nécessités. Dangereuse pureté. Si les deux registres du film (la douceur et la violence) sont  a priori opposés, ils participent toutefois aux mêmes rituels. Les gestes des bourreaux d'Anna impliquent un contact charnel, à fleur de peau, de la même façon que ceux d’Anna l’étaient à l'égard de la femme aveugle. Que l'on traite en bien ou en mal, on traite. Idée pratiquement sublime.

Et si le véritable sujet de Martyrs était la compassion ? "C'est presque fini, la souffrance", chuchote le bourreau féminin à l'héroïne. Du reste, être témoin relève en quelque sorte de l'implication, et donc d'une certaine forme de compassion entre le spectateur et le personnage. Arrive l'épilogue et la révélation du secret mystique d'Anna la martyre. Laugier pénètre l'univers posthume de celle-ci, s'infiltre dans son œil mais ne peut voir qu'une sorte de graphisme étrange et  irrationnel. Qu'arrive-t-il après la mort ? Laugier se garde bien d'y répondre, privilégiant le mystère et l'ouverture. Quant à Mademoiselle, fort du témoignage inexpliqué d’Anna, elle clôt le débat par une ultime réplique : "Doutez, Étienne". Car, comme disait l'autre, un homme qui doute est un homme sauvé. Optimisme inattendu. Douter pour un voyage après la mort et partir vers l'au-delà.

Martyrs
Tag(s) : #Cycles

Partager cet article

Repost0