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Batman : Le défi

Monstres et cætera 6/7 - 2005 [Critique rédigée par Stebbins]


L’opéra monstre de Tim Burton et Danny Elfman

Souvenez-vous : ce fut au début des années 90, à une époque où le cinéma de Tim Burton n’avait pas encore été récupéré par la grosse machine hollywoodienne ; à une époque où le réalisateur parvenait à développer un univers attachant, authentique, composé de bicoques, de spirales et de créatures excentriques, univers de l’étrangeté rassurante où les vieilles dames contaient des histoires aux petites filles un soir d’hiver, univers duquel les grands enfants s’échappaient comme autant de petits diables sur ressorts, pédalant fièrement à travers les quartiers résidentiels, dressés sur leur bicyclette, univers où les cinglés du cinéma dézinguaient Hollywood à grands renforts de séries Z.

Purement représentatif du potentiel créatif de son auteur, Batman : Le défi occupe une place doublement prestigieuse dans la filmographie de Tim Burton. Tout d’abord parce qu’il s’agit du meilleur épisode d’une franchise à ce jour formée de six longs métrages, elle-même pouvant être divisée en trois diptyques indépendants : les deux opus burtoniens, les deux farces de Joel Schumacher et les deux productions calibrées de Christopher Nolan. Ensuite parce qu’il est probablement l’un des trois sommets artistiques du cinéaste avec Edward aux mains d’argent et Ed Wood, un film sombre et satirique côtoyant les deux autres dans la chronologie, fruit d’un travail d’écriture d’une élégante densité et d’une recherche visuelle délectable. Le tout accompagné de la musique resplendissante de Danny Elfman qui signe, avec Batman : Le défi, un chef-d’œuvre d’accomplissement.

Avant de rentrer dans le vif de Batman : Le défi, évoquons la franchise Batman en elle-même, hexalogie protéiforme mythifiant (ou dénaturant) l’homme chauve-souris de trois façons différentes. Burton, dans Batman, présente un héros masqué légèrement invincible, entouré de personnages crapuleux et d’un Joker clownesque (campé par un Jack Nicholson plus cabotin que jamais), installant un décor gothique qui n’est pas sans rappeler l’expressionnisme du cinéma allemand des années 20 (et que le cinéaste parachèvera dans l’objet de cette étude).

Schumacher, dans Batman forever et Batman et Robin, impose un Gotham City vitriolé, comme dévoré par l’acide, peuplé de personnages outrés, excessifs et d’un mauvais goût qui dépasse l’entendement : un Riddler et un Two-Face tout droit sortis d’une commedia dell’arte de pacotille, un Mr Freeze cocasse, voire ridicule, doublé d’une Poison Ivy qui en fait des caisses, deux compagnons tenant les rôles-titres, davantage grotesques que réellement crédibles… Nolan enfin, dans Batman begins et The dark knight, réinvente, toutes proportions gardées, le mythe du héros masqué, privilégiant une esthétique réaliste un peu rébarbative en comparaison des quatre films précédents, et développant une dimension pratiquement épique : initiatique (et totalement ratée) dans Batman begins, sociopolitique (et plutôt réussie) dans The dark knight.

Film monstre, film de monstres, Batman : Le défi est avant tout une réflexion sur les différences et ce qu’elles impliquent directement. Nous nous pencherons plus particulièrement sur le quatuor de créatures burtoniennes composé d’un pingouin revanchard, d’un homme d’affaires crapuleux, d’une femme-chat névrosée et d’un héros masqué.

 

Le Pinguoin, ou ce qui restera d’Oswald Cobblepot

Des quatre monstres de Batman : Le défi, le Pingouin est sans nul doute le plus riche en couleurs, le plus paradoxal et le plus "monstrueux". C’est un personnage qui occupe une place primordiale dans le film de Burton, d’autant qu’il nous est présenté dès la magnifique introduction victorienne sous les traits d’une cage puis d’un landau. Autant dire que le Pingouin est d’emblée "chosifié" par le cinéaste, qu’il n’a rien d’un personnage humain et que son visage n’est au départ jamais dévoilé, jamais montré, quand bien même Burton le mon(s)trerait par quelque métonymie… Il y a du M le maudit dans ce prologue élégiaque, ce même rejet de la différence qui se terminera dans les bas-fonds d’une ville en proie à l’insécurité, cette même esthétique expressionniste formée d’ombres démesurées, cette représentation équivalente et pavlovienne du monstre par un habillage sonore facilement reconnaissable (là un sifflement attirant les petits enfants, ici la superbe composition mélancolique de Danny Elfman suivant le landau au plus près des méandres tortueux des égouts de Gotham).

Aussi étrange que cela puisse paraître, le Pingouin est, dès le début, présenté socialement (et donc humainement) par Burton ; le tout premier plan de Batman : Le défi  nous mon(s)tre son nom de famille à travers le portail du manoir Cobblepot. Ce ne sera que justice pour le personnage qui n’a, finalement, pas d’autres motivations tout au long du film que celles de connaître ses origines et son identité. Telle est la démarche de l’empereur : "Je veux savoir qui je suis… Savoir qui sont mes parents…", geint le monstre à son futur comparse, Max Shreck, le tout dans une théâtralité fortement prononcée, quasiment fellinienne, au beau milieu d’une estrade bétonné et entouré d’eaux croupies, pour mieux occuper le devant de la scène.

Le Pingouin est un personnage-spectacle qui s’affranchit miraculeusement de toute catégorisation, se réinventant à chaque scène pour mieux dénier les archétypes. D’abord seul, le vilain petit pingouin sera tout de même médiatisé dès les dix premières minutes du film au hasard d’une feuille de choux affichant ses méfaits. Par la suite, le Pingouin n’agira et n’existera que par les autres : d’abord par son alliance avec Max Shreck, puis par son aventure perverse, mais platonique, avec Catwoman, et enfin en transformant l’héroïsme de Batman en cruauté machiavélique pour mieux s’attirer les mérites susceptibles de le changer en figure politique… Sans oublier sa petite troupe de clowns et de pingouins qui, on le devine d’emblée, sont sa famille adoptive.

Pittoresque, capable d’attirer aussi facilement qu’il peut repousser, le Pingouin est donc un monstre dans toute sa splendeur : excessif, pathétique, retors, sadique, enfantin. Sa ventripotence dissimule une richesse plastique et merveilleuse, quasiment féerique. Son caractère est irréductible, toujours entre deux états, bien qu’il soit très souvent monstre et très rarement homme. À peine une identité, qu’il clamera fièrement sous les feux blêmes des projecteurs, comme pour se rassurer : "J’ai un nom, moi : Oswald Cobblepot". Oswald est ce qui motive le Pingouin, c’est sa gloire et sa puissance, et c’est justement parce qu’il n’a jamais vraiment été cet Oswald que la dimension pathétique de son personnage prend une ampleur considérable à la fin du film. Après avoir mon(s)tré son identité au Tout-Gotham, il se retire une dernière fois dans les égouts, faisant de sa mort un spectacle sous l’œil bienveillant de ses bébés. Attraction/répulsion… Ou ce qui restera d’Oswald.

Batman : Le défi

Max Shreck, ou le vampire-pompe-à-freaks

Personnage jubilatoire qui couve sa monstruosité sous les traits d’un homme d’affaires paternaliste, Max Shreck selon Burton est un monstre médiateur, passerelle incertaine entre les autres violons du quatuor. C’est davantage un être humain monstrueux qu’un monstre doué d’humanité, qui fabriquera le charisme du Pingouin avant d’assassiner sa secrétaire Selina (qu’il changera en Catwoman). Manipulateur au fort potentiel sarcastique, accordant des pots-de-vin avec un flegme incomparable, Max Shreck se sert, à l’instar du Pingouin, de ses semblables pour parvenir à ses fins. Ses intentions restent troubles, perfides, puisqu’il est également homme de spectacle et qu’il aspire à paraître philanthrope aux yeux des citoyens naïfs de Gotham City alors qu’il n’est qu’un "insupportable salopard" (selon les propos d’un autre personnage du film).

On retrouve évidemment la référence à Murnau à travers l’identité de cette figure sans pitié : il faut se rappeler de Nosferatu, grand classique du cinéma allemand des années 20, dans lequel l’acteur jouant le rôle-titre se nommait justement Max Shreck. Personnage secondaire de Batman : Le défi, mais non des moindres, Max Shreck forme un duo machiavélique avec le Pingouin, leur connivence s’exprimant de façon manifeste dans la présentation similaire de leur identité sociale : le nom de l’entreprise de Shreck sur les murs d’un building renvoie au portail introductif de la famille Cobblepot. Malgré cette alliance qui s’achèvera, du reste, par une trahison, Max Shreck est un personnage solitaire et sans scrupule, vénal et meurtrier… Tout ce qui fait de certains politiciens des monstres redoutables.

 

Catwoman, "black or white"

Secrétaire un peu gamine, sexuellement frustrée et surtout complètement névrosée, qui parle à ses chattes et s’envoie des messages sur son téléphone rose, Selina Kyle, assistante pleine de bonne volonté de Max Shreck, n’a de prime abord rien du monstre qu’elle va devenir par la suite. Il faudra une chute de huit étages, un traumatisme crânien et quelques félins pour arranger la chose. C’est un autre monstre (l’impitoyable Shreck, donc) qui va la métamorphoser en créature sexy, émancipée et particulièrement agile, agissant en justicière féministe dans les sombres ruelles de Gotham City .

Alors que le Pingouin cherche à savoir qui il est, Catwoman cherche simplement à se sentir bien dans son corps. Motivation saine que ce désir plutôt charnel, désir humain qui l’amènera à mener une double vie : Selina le jour, Catwoman la nuit. Au contraire du Pingouin, Catwoman est un monstre indépendant qui ne ressent pas vraiment le besoin d’exister au regard des autres. Sa monstruosité s’exprime à travers une agressivité corporelle ainsi qu’un appétit sexuel qui va parfois jusqu’à une certaine perversité (en ce sens, sa liaison avec Batman est assez parlante). La franchise de cette semi-créature va toutefois de paire avec une certaine perfidie : "Pour détruire Batman, il faut d’abord le transformer en ce qu’il déteste le plus… Nous.", explique-t-elle à son allié volatile.

Monstrueuse car surhumaine : il en faudrait beaucoup à cette femme-chat pour abdiquer. En possession de neuf vies depuis que Max Shreck l’a défenestrée, Catwoman est une figure d’attraction qui, paradoxalement, vit dans l’ombre. Son identité sociale reste assez ténue et parfaitement dissociable de Selina, bien que cette dernière change radicalement suite à sa première mort. Catwoman est donc un monstre autonome, un monstre «autodidacte» capable de détruire l’appartement coquet de Selina avant de se concocter une combinaison cousue de fil blanc…

 

Batman, le faux monstre

Étrange cas que celui du héros masqué, titulaire d’une franchise hétérogène et d’un univers tragi-comics : Batman n’est pas un monstre, mais il fait tout pour l’être. À l’égal de Catwoman, il mène une vie double, une vie trouble : Bruce Wayne d’un côté, Batman de l’autre. Il se déguise non pas pour dissimuler sa monstruosité (ce qui est le cas de Catwoman, cachant sa noirceur derrière un costume au fort pouvoir attractif), mais plutôt pour s’en fabriquer une. On apprend peu de choses sur la psychologie du personnage dans cet épisode.

C’est d’ailleurs le dernier du quatuor infernal à nous être présenté dans la chronologie du métrage. On constate alors que Batman est un faux monstre sollicité par Gotham : on l’appelle grâce au Bat-Signal, rayon lumineux formant à travers le ciel sa marque de fabrique. C’est presque l’antithèse du Pingouin, celui-ci sollicitant son entourage, jouant à l’être humain, se déguisant en maire de Gotham City et rendant spectaculaire sa condition sociale.

Alors que la ville entière s’offusque de ses prétendus méfaits, qu’elle le considère à son tour comme un monstre, Batman dévoilera au grand jour la monstruosité du Pingouin au détour d’un enregistrement jubilatoire dans lequel l’oiseau de malheur éructe à propos des "crânes de piaf" de Gotham City. Batman est un faux monstre, mais avant tout un vrai humain. Un justicier aussi à l’aise par-delà la ville que dans ses vastes souterrains.

Quatre personnages. Quatre monstres à leur façon. Quatre compositions pour un opéra grinçant brillamment écrit et réalisé par un Burton alors en très grande forme. Batman : Le défi est un de ces films qui nécessitent plusieurs lectures, chaque figure y impliquant de grandes richesses artistiques et scénaristiques. Un excellent deuxième épisode, ample et populaire.

Batman : Le défi
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