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Le dos rouge

Elle parle de son fils quand, petit, elle l’emmenait dans les musées et lui faisait découvrir monts et merveilles, le confrontant ainsi aux grands artistes, les romantiques, les surréalistes, les expressionnistes et tous les autres, et au syndrome de Stendhal face à un marbre qui, un jour, les laissa tous deux suffoqués et chancelants. Plus tard, ce fils devint un homme, dit-elle, puis il devint cinéaste. Bertrand (Bonello en lui-même, malicieux) est devenu cinéaste et, travaillant sur un nouveau projet de film autour de la monstruosité, se heurte aux affres créatives et à la représentation de l’idéal monstrueux qu’il va s’enquérir à travers sculptures et peintures, aidé dans sa tâche, ardue semble-t-il, par Célia Bhy, une historienne d’art belle et fantasque dont il s’entiche à la fin.

Il y a différentes manières d’aborder Le dos rouge, plusieurs manières d’y entrer et de s’y perdre, et de quelque manière que ce soit, chacune procure une intime part d’excitation et de frisson. Il y a l’art bien sûr, au cœur même du film. Il y a ces tableaux, ces statues et ces photographies, il y a le théâtre et le cinéma aussi quand le Vertigo d’Alfred Hitchcock s’invite l’air de rien dans cet emprunt cinéphilique (Madeleine d’entre les morts) ou cet escalier en colimaçon que Bertrand monte et descend sans cesse. Parfois les œuvres sont montrées plein cadre, parfois par fragments, de face ou de côté, parfois escamotées et singées plus tard, tel ce portrait de Diane Arbus d’un homme assis en soutien-gorge et en bas.

De cette manière-là donc, c’est un ravissement. Les œuvres contemplées et commentées par Célia et Bertrand offrent une vaste inspiration esthétique à travers les siècles et les genres, inspiration de la créature protéiforme, de la difformité apparente ou intérieure (à l'égal de la beauté) passant du Portrait de Siriaco, ce nègre pie (atteint d’albinisme incomplet) peint par Joaquim Leonardo da Rocha, à celui d’Antonietta Gonsalvus (atteinte d’hypertrichose) de Lavinia Fontana, de l’Alice de Balthus aux Trois personnages dans une pièce de Francis Bacon, des Chimères de Gustave Moreau (dont le caractère hybride, relevé par Célia, rappelle celui du film) au superbe centaure mourant d’Antoine Bourdelle, de La mort de la Vierge du Caravage à ce terrifiant Autoportrait au miroir de Léon Spilliaert qui viendra clore, magistralement, la quête de Bertrand.

Il y a aussi le processus de création artistique mis à mal, décortiqué, tourmenté et confus. Il y a la figure du double et il y a les femmes (Célia et l’autre Célia, ou la même peut-être, l’épouse, la sœur, la productrice, l’inconnue au musée, et la mère, qui narre), il y a le trouble d’un songe onirique (ou d’une réalité) où rien ne serait tangible, où les personnages s’échangent (Célia Bhy), imitent, reproduisent, se déforment ou se transforment (la tache rouge dans le dos de Bertrand, sa femme avec des cornes ou une barbe, sa sœur déguisée en souris, son actrice, géante, dans les rues de Paris…), s’entrelacent et disparaissent enfin.

Sur cette figure du double, il est par exemple peu surprenant que Célia fasse découvrir à Bertrand, lors de leur deuxième rendez-vous au Louvre, Les deux sœurs de Théodore Chassériau, et que la Madeleine de Vertigo, qu’elle soit blonde ou brune, vienne posséder l’un des films de Bertrand sous les traits d’Islid Le Besco. La permutation des deux Célia se fait d’ailleurs en douceur, de dos face à un portrait, quand la douce folie et la grâce folle de Jeanne Balibar sont remplacées soudain par la folie douce et la folle grâce de Géraldine Pailhas. Subjugué d’abord ("Elle est spéciale", dira Bertrand) par la première, Bertrand finira par s’éprendre de la deuxième avec en tête, toujours, le souvenir de la première. La valse des sentiments paraît très bien s’accorder à celle des corps.

In fine, le film révèlera les possibles mystères de la relation amoureuse : amoureux, c’est être fou le temps que ça dure, des freaks émancipés de la norme, tachés de rouge et courant nus dans les rues, badigeonnés de sang. Pas toujours convaincant (des longueurs et des scènes inutiles venant rompre le charme instruit et envoûtant du film), souvent drôle et extravagant (la partouze, le repas mondain, la chanson au téléphone, les entretiens absurdes avec un journaliste énamouré…), Le dos rouge discourt sur l’art et la passion en cultivant un côté dandy dont il semble conscient, et dont il s’amuse visiblement. C’est érudit comme du Greenaway, badin comme du Rohmer, foutraque comme du Godard, intrigant comme du Buñuel.


Antoine Barraud sur SEUIL CRITIQUE(S) : Madeleine Collins.

Le dos rouge
Tag(s) : #Films

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